vendredi 6 juin 2014

Invitation au bord de la piscine et au vestiaire avec un auteur gay





Julien Burri. Photo Yann Amstutz.
Les Journées littéraires de Soleure: suite du précédent billet.
Network, l'association suisse des cadres supérieurs gays remet tous les deux ans un prix culturel à des artistes qui se sont illustrés dans une thématique homo. Samedi dernier, les responsables de Network honoraient trois romanciers à Soleure. Simon Froehling pour son roman Lange Nächte Tag que j'ai présenté ici. Christoph Geiser pour son oeuvre en général et pour Schöne Bescherung, paru l'an dernier, un texte rugueux comme la terre riche et sèche d'un champ que que l'on vient de labourer. Enfin le poète, romancier et journaliste lausannois Julien Burri pour Beau à vomir paru chez l'éditeur suisse Bernard Campiche. Julien Burri a lu quelques pages de ses récits dont voici un extrait.



   Trois fois par jour une voix de femme est diffusée par les haut-parleurs. C'est une voix rauque, de fumeuse. Une voix avec des gorges et des ravins; un quartz fissuré qui piège la lumière:
   -- Attention, nous allons faire des vagues...
   [...]
   La voix est douce. S'il avait une maman, Boris aimerait qu'elle ait cette voix-là. Il aimerait être un tout-petit, baigné par sa maman dans un baquet en plastique turquoise.
   Après les vagues, l'eau redevient lisse et les nageurs reprennent possession du bassin. On entend les plongeurs crier en sautant des dix mètres.
   Boris les regarde depuis le bord puis retourne dans les vestiaires.
   Au fond, il y a une petite pièce carrée avec quatre douches sans cloison. Le plafond est bas, le sol couvert de catelles bleues et les murs de catelles blanches. Boris appuie sur un champignon métallique. À chaque fois, l'eau coule pendant sept secondes.

   Lorsqu'un nageur entre dans les douches, Boris regarde ses pieds. Puis ses yeux remontent le long des mollets et des cuisses du nageur, petit à petit, comme un animal aux aguets. Il règle la température de la douche sur le degré le plus froid. Si ça ne suffit pas, il remet son slip de bain.
   Il ose rarement remonter jusqu'au visage. Lorsque son regard croise celui d'un nageur, cela fait l'effet d'une porte qui claque. Ou d'un chevreuil surpris dans la forêt. Parfois, c'est comme les antennes d'un escargot qui se rétractent.
   Il regarde les mains savonner les corps.
Certains nageurs viennent tous les jours. Il leur a donné des surnoms. Il y a "le cygne". Ses fesses blanches et laiteuses sont mises en évidence par le bronzage de ses cuisses et de son dos. Elles attirent l'oeil comme une cible. L'eau ruisselle dessus comme sur des plumes, sans les mouiller, tant elles sont lisses et belles.
   [...]



   Un jour, il croise un garçon qu'il n'avait encore jamais vu. C'est aux vestiaires, à midi. On dirait une statue, un esclave de Michel-Ange en liberté. Mais une statue poilue. Boris est attentif aux mains. Les pouces du garçon ont des extrémités en forme de spatules qui lui plaisent beaucoup.
   Le garçon ôte son T-shirt et dévoile son aisselle: des poils foncés, bouclés, brillants comme une fourrure. Une odeur piquante de sel et de réglisse s'en échappe, arôme d'amande amère, de trèfle et de miel de sapin qui pique les yeux. C'est l'odeur protectrice de la meute.
   Ce creux de chair est le germe d'une chambre où se retirer seul. Une chambre propice au rêve. Une forêt à l'extrême marge, lieu des hallucinations, des épreuves, autant que refuge. Boris se sent comme un chevalier à l'orée d'un monde sauvage, où vivent dragons et loups-garous.

Le nouveau livre de Julien Burri, deux oeuvres publiées tête-bêche Muscles, l'histoire d'un homme à l'encombrante masse, et La Maison, un choix de "morceaux", est paru en mars chez le même éditeur.

André

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