jeudi 26 mars 2015

Noa Noa: Gauguin décrit combien son homosensualité le trouble



Paul Gauguin: Pauvre pêcheur.
Une exposition Paul Gauguin rassemble une cinquantaine d'oeuvres de l'artiste à la Fondation Beyeler à Riehen, près de Bâle, jusqu'au 28 juin. L'acteur Keanu Reeves (My Own Private Idaho de Gus Van Sant) a fait le voyage pour lire un extrait du journal tahitien de Gauguin Noa Noa dans sa traduction anglaise. C'est ainsi que j'ai découvert le joyau ci-dessous. Découvrez la sensibilité, la sensualité du peintre et sa liberté d'expression.

Chaque jour se fait meilleur pour moi. Je finis par comprendre la langue assez bien. [...] Mes pieds nus au contact quotidien du caillou se sont familiarisés avec le sol, mon corps presque toujours nu ne craint plus le soleil; la civilisation s'en va petit à petit de moi et je commence à penser simplement, n'avoir que peu de haine pour mon prochain et je fonctionne animalement, librement, avec la certitude du lendemain pareil au jour présent; tous les matins le soleil se lève pour moi comme pour tout le monde, serein; je deviens insouciant, tranquille et aimant.

Paul Gauguin: Trois Tahitiens.

Paul Gauguin: Autoportrait avec Christ.
J'ai un ami naturel, venu près de moi chaque jour naturellement, sans intérêt. Mes images coloriées, mes travaux dans le bois l'ont surpris et mes réponses à ses questions l'ont instruit. Il n'y a pas de jour quand je travaille où il ne vienne me regarder. Un jour que, lui confiant mes outils, je lui demandai d'essayer une sculpture, il me regarda bien étonné et me dit simplement avec sincérité que je n'étais pas comme les autres hommes et, le premier peut-être dans la société, il me dit que j'étais utile aux autres. Enfant! Il faut l'être, pour penser qu'un artiste est quelque chose d'utile.
Ce jeune homme était parfaitement beau et nous fûmes très amis. Quelquefois le soir, quand je me reposais de ma journée, il me faisait des questions de jeune sauvage voulant savoir bien des choses de l'amour en Europe, questions qui souvent m'embarrassaient.



Un jour je voulais avoir, pour sculpter, un arbre de bois rose, morceau assez important et qui ne fût pas creux.
-- Il faut pour cela, me dit-il, aller dans la montagne à certain endroit où je connais plusieurs beaux arbres qui pourraient te satisfaire. Si tu veux je t'y mènerai et nous le rapporterons tous deux.
Nous partîmes de bon matin. [...] Nous allions tous deux nus avec le linge à la ceinture et la hache à la main, traversant maintes fois la rivière pour reprendre un bout de sentier que mon compagnon connaissait comme par l'odorat, si peu visible, si ombragé. [...] Et nous étions bien deux, deux amis, lui tout jeune homme et moi presque un vieillard, de corps et d'âme, de vices de civilisation, d'illusions perdues. Son corps souple d'animal avait de gracieuses formes, il marchait devant moi sans sexe.
De toute cette jeunesse, de cette parfaite harmonie avec la nature qui nous entourait il se dégageait une beauté, un parfum (noa noa) qui enchantaient mon âme d'artiste. De cette amitié si bien cimentée par attraction mutuelle du simple au composé, l'amour en moi prenait éclosion.
Et nous étions seulement tous deux.



J'eus comme un pressentiment de crime, le désir d'inconnu, le réveil du mal. Puis la lassitude du rôle de mâle qui doit toujours être fort, protecteur, de lourdes épaules à supporter. Être une minute l'être faible qui aime et obéit.
Je m'approchai, sans peur des lois, le trouble aux tempes.
Le sentier était fini, il fallait traverser la rivière; mon compagnon se détournait en ce moment, me présentant la poitrine.
L'androgyne avait disparu ce fut bien un jeune homme; ses yeux innocents présentaient l'aspect de la limpidité des eaux. Le calme soudain rentra dans mon âme et cette fois je goûtai délicieusement la fraîcheur du ruisseau, m'y trempant avec délice.
-- Toe toe ("C'est froid"), me dit-il.
-- Oh! Non, répondis-je, et cette négation, répondant à mon désir antérieur, s'enfonça comme un écho dans la montagne, avec âpreté.
Je m'enfonçai vivement dans le taillis devenu de plus en plus sauvage; l'enfant continuait sa route, toujours l'oeil limpide. Il n'avait rien compris; moi seul portais le fardeau d'une mauvaise pensée, toute une civilisation m'avait devancé dans le mal et m'avait éduqué.
Nous arrivions au but. À cet endroit des deux côtés les escarpes de la montagne s'évasaient et, derrière un rideau d'arbres enchevêtrés, un semblant de plateau caché mais non ignoré.
Plusieurs arbres (bois de rose) étendaient là leur immenses ramages. Tous deux, sauvages, nous attaquâmes à la hache un magnifique arbre qu'il fallut détruire pour avoir une branche convenable à mes désirs. Je frappai avec rage et les mains ensanglantées je coupais avec le plaisir d'une brutalité assouvie, d'une destruction de je ne sais quoi.
[...] Bien détruit en effet tout mon vieux stock de civilisé. Je revins tranquille, me sentant désormais un autre homme, un Maori...

J'admire l'écriture de Gauguin, sa façon de traduire un moment d'éblouissement en mots. Ce texte figure dans la version originale de Noa Noa et non celle qui fut châtrée par Charles Morice pour l'édition officielle de 1901. Des biographes -- peu subtils -- ont qualifié le peintre de colonial, sexiste, homosexuel, pédophile et efféminé. Peut-être parce qu'il fut un artiste complet, plus réceptif que d'autres à la beauté délicate et pénétrante des êtres.

André

3 commentaires:

unnu a dit…

C'est magnifique ce texte me chamboulle je comprends mieux la peinture de gauguin je déambule dans la forêt tropicale de mon cerveau écartant les feuilles qui me cachent la beauté de mes pensées André tu es très fort pour mettre en valeur des petits bijoux

ZobàDada a dit…

Merci pour ce texte sublime.

Xersex a dit…

vraiment admirable!
merci!