lundi 13 mai 2013

Les vieux lions aussi caressent des projets et les réalisent



Ces trois derniers jours, je me suis rendu chaque matin à Soleure, petite ville de style baroque, parmi les plus belles de Suisse. Levé avant six heures, longeant en train des villages cernés de champs de colza en fleurs, encore plus jaunes sous la pluie, puis les lacs de Neuchâtel et de Bienne, j'allais suivre les lectures et débats des Journées littéraires de Soleure rassemblant plus de 130 écrivains et traducteurs venus du monde entier. À elle seule, la Suisse compte quatre langues officielles (allemand, français, italien, romanche) et des auteurs qui écrivent également dans des dialectes locaux. Elle bénéficie aussi de l'apport des étrangers qui l'ont choisie pour s'y installer ou s'y réfugier. Certains ont adopté l'une des langues locales, d'autre continuent à rédiger dans leur idiome maternel et publient, par exemple, en même temps en russe et en allemand.

Soleure, siège de l'ambassadeur de France en Suisse aux 16e et 17e s. Ci-dessus, l'ancien entrepôt de vin où se déroulent les lectures.
Parmi les invités, il y avait quelques stars internationales dont le Hongrois Péter Esterházy, l'Américain Michael Cunningham (on y reviendra dans un billet plus gay) ou le prix Goncourt Alexis Jenni. L'un des thèmes cette année concernait les débuts, les premières lignes d'un roman ou d'un récit. Exemple tiré d'une prochaine publication de l'Allemand Navid Kermani intitulée Grosse Liebe. L'auteur s'est inspiré d'un conte persan qui commençait, comme aussi les contes hongrois, par cette formule magique: "Il y avait une fois, et il n'y avait pas". Je traduis: "Un roi parcourt la campagne accompagné de sa suite de ministres, généraux, fonctionnaires, serviteurs et soldats, des dames de son harem [et de ses beaux jeunes hommes de compagnie]. Sur le bord du chemin, il voit un vieil homme décharné qui ronge ses ongles, probablement un fou. "Je parie que tu aimerais mieux être à ma place," lui dit le roi moqueur du haut de son éléphant. "Non, répond le vieillard, j'aimerais ne pas être moi."

J'imagine que des homos traversant une passe difficile pourraient exprimer le même souhait -- ne pas être moi. Cela ne m'est pas arrivé, privilégié que je suis. Mais j'aurais préféré parfois ne pas être la cible du mépris; et cela se produit encore aujourd'hui. De même que j'ai souhaité suivre dans la mort les hommes qui m'avaient quitté en passant de l'autre côté après de grandes souffrances. À 77 ans, j'ai la chance de me trouver en bonne santé -- malgré quelques ennuis l'an dernier. Je vis dans un pays qui -- bien qu'attaché à des avantages indus et à ses saloperies bancaires, mais obligé de changer sous la pression d'États tout aussi pourris -- sait progresser dans d'autres domaines, notamment ceux de la recherche et des techniques de pointe. Privilégié, je le suis aussi aussi parce qu'à mon âge, je poursuis encore des projets qui me tiennent à coeur -- la médiumnité, l'écriture -- et continue à me former pour me forger de nouvelles libertés, un horizon plus large.

Comme dit le sage: on ne doit pas juger un être sur ce qu'il est, mais sur ce qu'il s'efforce de devenir. À Soleure, j'ai vu et entendu des écrivains qui avaient blanchi sous le harnais -- notamment Urs Widmer, une force de la nature qui aura 75 ans dans quelques jours --, des lions de ma génération dont la puissance d'expression est entière, approfondie par l'expérience, toujours aussi verts dans leur coeur et, je le leur souhaite, dans leurs couilles.
Écrivain et dramaturge, Urs Widmer a étudié à Bâle,
Montpellier et Paris; enseigné à l'uni de Francfort.
André

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