En 1965, pour se rendre en Union soviétique, il fallait passer par une agence agréée. Le 7 novembre mon siège était réservé sur la Place Rouge, devant le mausolée de Lénine, pour voir le défilé militaire commémorant l'anniversaire de la Révolution d'Octobre ainsi que le début de la bataille de Moscou. En effet, le 7 novembre 1941, Staline avait ordonné à ses troupes qui se rendaient au front de passer par la Place Rouge, devant le Kremlin. La capitale était assiégée par les forces nazies.
Pendant la parade, je pensais aux soldats partis se battre dans l'hiver glacial, prêts à sacrifier leur vie pour repousser un ennemi qui, pourtant, avait signé un pacte de non-agression deux ans plus tôt... Et en regardant défiler -- durant des heures, me semble-t-il aujourd'hui -- le matériel de guerre que l'Union soviétique de 1965 exhibait: chars, canons et fusées, je me demandais sur quelles têtes tout cela exploserait bientôt.
Après le défilé, tout Moscou glandait dans les rues enneigées. Écroulés par terre, des mecs ivres. Debout, les familles, un cône de glace à la main. Quand il fait moins cinq degrés, chouette la crème ne coule pas! Je me suis rendu au
баня, au bain de vapeur. Les gars faisaient la queue dans l'escalier, un savon et des branches de saule séché à la main. L'air gris, prolétaire, pas de salle d'eau à la maison. Mais une fois à poil au vestiaire (vêtements accrochés à un clou): des statues de marbre blanc, très camarades, musclés. On se savonne et se frotte mutuellement. Les pieds dans l'eau, on s'escalade pour former des pyramides de trois étages qui s'effondrent en tas, tout ça tout nu, grosse rigolade. Dans un cagibi où la vapeur atteint 80 à 90 degrés, un gars propose de me fouetter. Il me coiffe d'un chapeau de feutre plein d'eau pour protéger la tête, je m'étends sur le ventre et serre les dents. En fait, ses branches effleurent ma peau, mais c'est le déplacement d'air qui me torture. Quand je n'en peux plus, le coeur en pagaille, je le remercie et vais me doucher en m'appuyant au mur.
À la sortie trois types ragaillardis par la vapeur m'emmènent dans un bateau-restaurant sur la rivière. L'établissement est bondé. À une table, des gars se serrent et nous nous retrouvons fraternellement à huit. Ils commandent de la vodka, des bières, des blinis garnis de chou et oignon accompagnés de saumon fumé. Le touriste est riche. À l'époque, le saumon était une denrée rare chez nous, un mets de fête pour eux. Nous nous gobergeons, rions et communiquons tant bien que mal. Un accordéoniste vient jouer pour nous qui l'accompagnons en braillant. Plus tard, un poète ivre déclame des vers d'Alexandre Issaïevitch Soljenitsyne en pleurant. Je suis sur mes gardes: le grand auteur a été condamné au goulag en 1945, puis à l'exil perpétuel, puis gracié sous Khrouchtchev. Maintenant Brejnev, premier secrétaire du parti, l'a à la mauvaise. Et ça ne manque pas: des coups de sifflets retentissent, un flic fait évacuer tous les étages du bateau. Le serveur me présente l'addition. À la sortie du ponton, un autre flic examine chacun et donne des ordres. "Toi, tu es trop soûl pour rentrer seul; toi tu tiens debout, alors tu l'accompagne."
Fausse alerte, André! C'était l'heure de police. Il neige, j'ai 29 ans, et l'an prochain je repasserai par Moscou pour me rendre en train à Pékin. Les compagnons d'un soir me quittent à une certaine distance de l'hôtel. C'est plus prudent.
André
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