L'amitié virile des vestiaires: y a-t-il d'autres lieux où la cultiver ?

"L'amour viril des camarades" que réclamait Walt Whitman (souvent traduit par l'amitié virile, alors que le poète partageait sa couche avec ses amis) l'a-t-on perdu aujourd'hui à force de parler d'homosexualité? Oui en partie, car on a rendu toute amitié profonde entre deux hommes hétéros, ou hétéro et homo, teintée, orientée. Alors les mecs se tiennent sur la défensive. Au lieu d'affirmer que leur amitié n'est pas d'ordre sexuel -- et si bien même! -- mais tout aussi importante, ces gars se replient sur eux-mêmes. Résultat: la seule personne à laquelle ils puissent se livrer (avec des retenues) est leur épouse. Gros dégât lors du divorce.
Les femmes n'y sont pour rien. En revanche, la compétition effrénée que font régner les entreprises, la politique, les sports, les religions et même les arts nuisent beaucoup à l'amitié entre hommes. Nous ne nous considérons plus comme des frères. Nous sommes tous devenus des rivaux les uns envers les autres. L'agressivité est louée comme la première des qualités masculines. Mais en même temps, on demande aux hétéros de laisser tomber leur attitude patriarcale vis-à-vis des femmes et des autres êtres qu'ils jugent inférieurs, les handicapés, les pédés, les étrangers. Ils sont mal pris les gros mâles!
Pour un hétéro, il est devenu dangereux d'approcher un homme qui semble posséder l'étoffe d'un ami  auquel il pourrait se confier, dont il pourrait recevoir les confidences sans le juger. D'emblée il imagine le rejet: "Mais je ne suis pas pédé, moi!" Pourtant, de tous les temps, des hommes de grande qualité ont nourri des amitiés si profondes qu'elles étaient, sous certains aspects, plus fortes que l'amour. Voyez ce qu'écrivait Michel de Montaigne (1533-1592) pour rendre hommage à Etienne de La Boétie:
"Au demeurant, ce que nous appelons ordinairement amis et amitiés, ce ne sont qu'accointances et familiarités nouées par quelque occasion ou commodité, par le moyen de laquelle nos âmes s'entretiennent. En l'amitié de quoi je parle, elles se mêlent et confondent l'une en l'autre, d'un mélange si universel qu'elles effacent et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes. Si on me presse de dire pourquoi je l'aimais, je sens que cela ne se peut s'exprimer qu'en répondant: 'Parce que c'était lui, parce que c'était moi.'
"Il y a, au-delà de tout mon discours, et de ce que j'en puis dire particulièrement, je ne sais quelle force inexplicable et fatale, médiatrice de cette union. Nous nous cherchions avant que de nous être vus, et par des rapports que nous oyions l'un de l'autre, qui faisaient en notre affection plus d'effort que ne porte la raison des rapports, je crois par quelque ordonnance du ciel; nous nous embrassions par nos noms."

André