lundi 4 juin 2018

Ce que les fils attendaient en vain de leur père taiseux ou absent




Mon père et moi, nous jouxtons trois siècles. Il était né en 1895 dans un patelin au sud de Bristol, de parents émigrés en Grande-Bretagne pour y trouver du travail. À l'époque, la Suisse était pauvre. Le fils aîné héritait de la ferme familiale, les autres enfants s'exilaient... Le mois dernier, je suis entré dans ma 82e année. L'âge qu'avait mon père à sa mort. Il comptait 41 ans lorsque je suis né. J'en avais aussi 41 lorsqu'il a quitté notre planète. J'étais le premier rejeton de sa deuxième famille. Sa première épouse avait tué leurs deux enfants en même temps qu'elle se suicidait. À l'âge de 7 ou 8 ans j'ai découvert qu'il y avait un grand secret dans sa vie. Il m'a tout expliqué, mais n'en a plus jamais parlé, me laissant me débrouiller seul avec cette révélation et ce qu'elle impliquait concernant les mères, les pères et ce Dieu qui surveille tous nos gestes. En revanche, j'ai reçu de mon père la résilience -- sa capacité à surmonter les chocs -- et l'exemple de la fidélité à ses convictions et ses engagements, même dans l'adversité. Lorsque je l'ai informé de mon homosexualité, il a déclaré: "Je ne comprends pas, mais je ne juge pas."


Père et fils, en 1949 et 2009.

Ce qui explique probablement pourquoi j'ai pratiqué des métiers de la communication... Beaucoup d'hommes de ma génération et des suivantes ont côtoyé un père taiseux. Qui ne savait pas ou ne pouvait pas exprimer ses sentiments, partager des éléments intimes de sa vie avec ses fils. Pensez aux survivants de la shoah qui ont gardé secret leur passé effroyable. Voyez ces soldats américains qui reviennent mutilés -- physiquement et/ou mentalement -- des guerres que provoquent les États-Unis depuis celle de Corée. La colère, les traumatismes qu'ils portent en eux, peu en guérissent pour mener une vie supportable.








Dans un article que Truthout a publié la semaine dernière, le journaliste William Rivers Pitt (qui est aussi l'auteur de plusieurs livres sur le thème de la guerre) décrit sa quête sans fin pour mieux comprendre son père, si impénétrable, et la guerre du Vietnam qui avait produit de tels ravages en lui. Pitt a lu pour cela plusieurs douzaines de bouquins avec, écrit-il, "un succès limité". "Quand j'étais un jeune garçon, les vieillards comme mon grand-père étaient vétérans de la IIe Guerre mondiale ou de celle de Corée, sinon les deux." Et ils en parlaient. "Rétrospectivement, cela paraît étrange parce que les guerres dites bonnes impliquaient aussi d'horribles carnages commis contre les populations civiles." La guerre du Vietnam a duré plus de 20 ans et s'est terminée par une défaite américaine. Et celle d'Afghanistan a commencé il y a 27 ans.





D'après les chercheurs qui se penchent sur le sujet des relations père-fils, la communication entre eux a diminué à chaque génération depuis deux siècles. Avec l'avènement de la révolution industrielle, les fils n'ont plus pu observer ni participer aux occupations du père qui quittait désormais le foyer familial pour se rendre au travail. Seuls les rejetons de fermiers, forgerons ou épiciers pouvaient encore profiter de l'enseignement paternel. Et si le père était un pauvre ouvrier, il avait perdu une partie de son autorité et de sa dignité. Sa seule charge était la discipline: "Tu perds rien pour attendre, papa va te corriger ce soir!" Lorsque le chef de famille progressait dans sa carrière, il passait encore plus de temps au travail. Ce fut le début de l'ère du père absent.






C'est ainsi que de plus en plus de garçons ont grandi sans la protection, l'éducation et la transmission paternelle de mâle à mâle. Ils ne savent pas ce que cela signifie d'être un homme avec ses avantages et ses responsabilités. Alors, pour montrer leur virilité, ils deviennent des tyrans au sein de leur profession et à la maison. Ils contrôlent, ils trichent, ils trompent leur épouse et quittent leurs enfants pour mettre en route un nouvel échec matrimonial. Leurs fils seront ces jeunes mecs qui s'encanaillent avec d'autres jeunes mecs dans de faux rites de virilité -- boisson, drogue, compétition, violence, jeux dangereux. Et beaucoup, beaucoup de solitude au fond d'eux. C'est ainsi que nos sociétés ont passé de la discipline patriarcale à une masculinité nouvelle qui se cherche sans se trouver. Pas parce que les mères sont trop présentes, mais les pères trop paumés.




Heureusement, on rencontre de plus en plus de jeunes gars qui ont trouvé un équilibre plus sain entre femmes, hommes et enfants. Et des grands-parents, plus éveillés aux besoins de notre société, qui savent prendre le relai des parents lorsque ceux-ci sont dépassés...




Ce trop long texte [pardon !] pour souligner que le mariage gay n'est pas la cause de l'effondrement des valeurs familiales, comme le prétendent nos très chrétiens adversaires. Et vous verrez: les fils de ces nouveaux pères sauront reprendre en mains notre société en acceptant des charges politiques ou sociales -- pas pour s'enrichir, mais pour enrichir l'avenir de leurs enfants.

André






5 commentaires:

  1. Formidable texte, qui explique la vie, merci.

    RépondreSupprimer
  2. Merci André pour ce beau billet émouvant et lucide sur les causes de nos maux. Dans ce contexte, « l’adolescence pour tous » liée à l’allongement des études et au poids des mères n’est pas neutre.

    RépondreSupprimer
  3. Une femme française, née à la fin du XIXème - début XXème siècle, m'a raconté que les pères emmenaient leurs fils, nouvellement majeurs, voir une prostituée. Ils demandaient à la prostituée d'apprendre à leur fils comment donner du plaisir à une femme.

    RépondreSupprimer
  4. Merci pour ce très beau texte qui donne des pistes de réflexions saines sur sa relation au père.

    RépondreSupprimer