La lutte entre Rupert (Alan Bates) et Gerald (Oliver Reed) dans le film Love en français (Women in Love) de Ken Russel (1969) demeure une scène d'anthologie parce qu'elle est magnifique de subtilité et que la caméra ne cachait pas la nudité des deux acteurs. Elle date d'une époque où le cinéma ne montrait jamais les organes génitaux mâles et elle avait faite scandale en même temps que le film remportait un énorme succès. Il s'agit de l'adaptation du roman Femmes amoureuses de D. H. Lawrence, l'auteur de L'Amant de lady Chatterley. À l'époque, Lawrence déplorait la séparation physique grandissante qu'il constatait entre les individus, hommes et femmes, aussi bien que hommes et hommes. Il les voyaient perdre de plus en plus l'affection et la chaleur qu'elles et ils auraient pu ressentir les un/e/s envers les autres grâce à une profonde amitié.
Pour nous les gays, il est évident que l'homophobie -- manifestée plus ou moins ouvertement -- provient de leur peur d'un contact corporel entre mâles, crainte ancrée par l'éducation et la religion. Alors que ces mecs en auraient tant envie. Et qu'en général il ne s'agit pas de sexe. Sur le terrain de foot, les sportifs sont libérés de cette crainte. Ils ne se demandent pas si de féliciter très affectueusement un camarade qui vient de marquer un but va leur faire perdre leur virilité et les rendre "gay". Malheureusement, la plupart des hétéros se privent d'exprimer physiquement leur affection entre mâles. Ils communient, si l'on peut dire, en échangeant des blagues misogynes et homophobes.
Les deux acteurs se sont lancés dans le tournage de la séquence de lutte avec réticence. Ils ont essayé de repousser l'épreuve le plus longtemps possible, prétendant s'être blessé durant les répétitions habillées. Le metteur en scène a rapporté plus tard que chacun était inquiet de n'être pas aussi bien gaulé que l'autre. Il leur a conseillé de se retirer dans une pièce et de procéder à la comparaison. Dans son autobiographie, Oliver Reed a raconté plus tard que le paquet d'Alan Bates était un peu mieux fourni que le sien. Alors, entre chaque prise de vue, il prenait soin de compenser.
Women in Love aurait pu s'appeler Men in Love tant l'amitié qui lie Rupert et Gerald est intime et passionnée, malgré la retenue très britannique à laquelle ils s'astreignent. Comme tant d'hommes, ils sont handicapés, paralysés lorsqu'il s'agit d'exprimer leurs sentiments. Il leur faut la violence de la lutte, le simulacre de l'agression et l'excuse de l'épuisement pour s'approcher physiquement et sentimentalement l'un de l'autre. Mais ils brisent là leur rapprochement, tellement cette intimité leur paraît périlleuse. Comme les gars qui se soûlent le soir pour oublier le lendemain qu'ils ont passé à l'acte.
Les spectateurs mâles qui sont à l'aise dans leur sexualité sont aussi à l'aise avec cet épisode du film. En somme, la lutte est le sport le plus gay; celui qui déclenche le plus d'érections imprévisibles. Les lutteurs y sont habitués et n'en tirent aucune conclusion concernant leur propre orientation sexuelle ou celle de leur adversaire. Depuis l'origine du monde, les hommes ont toujours eu besoin de contact viril. Que cette fraternité se manifeste sexuellement ou pas n'a que peu d'importance. Ce qui compte pour l'équilibre masculin, c'est qu'elle puisse s'exprimer. Il y aurait moins de haine, d'attentats et de guerres si les mecs pouvait cultiver ouvertement ce noble sentiment. Et leur épouse ou leur mari bénéficieraient de cette énergie, de cet équilibre retrouvé. Pour cela, il faudrait aussi que nous n'ayons plus besoin de mettre une étiquette sur chaque émotion, chaque relation; est-ce gay, bi ou "normal" ?
André