Un programme d'intelligence artificielle, mis au point à l'Université de Stanford, a la prétention de pouvoir déterminer l'orientation sexuelle d'une femme ou d'un homme à partir d'une photo. [Lire le billet précédent.] Peut-on être certain du sérieux de cette recherche? Et à quoi va-t-elle servir, en dehors d'un contexte de drague? Dans le milieu LGBT, nous développons notre gaydar (radar gay) dans ce but. Certains gars nous lancent des indices clairs -- façon de parler, se comporter, vêtements, accessoires. Mais la plupart d'entre nous ne cherchons plus à nous distinguer du reste de la population.
Au siècle dernier, il fallait nous cacher. Aujourd'hui, dans les États évolués, [je demande pardon pour ce terme à celles et ceux qui ne partagent pas ce privilège] nous n'avons plus besoin de nous dissimuler, ni de nous manifester pour faire évoluer les mentalités -- sauf au sein des communautés bigotes ou politiquement extrémistes.
L'invention de Stanford suscite la controverse, pas uniquement dans les milieux gays. Une série d'articles récents dans Le Monde (Paris) et Le Temps (Lausanne) vient de mettre en évidence les bidouillages que se permettent de nombreuses publications scientifiques. Par exemple le fait que le processus d'évaluation obligatoire par des pairs manque souvent de sérieux; mais surtout que de nombreux travaux sont menés trop hâtivement parce que les scientifiques doivent constamment publier pour se placer parmi leurs pairs et attirer des ressources financières. Dans le sujet qui nous concerne, on peut se demander pourquoi les chercheurs ont focalisés leurs travaux uniquement sur les personnes blanches, lesbiennes et gays, excluant les autres races, les bisexuels, les transgenres, et les intersexuels.
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Quant aux photos à la base de leur recherche elles ont été prélevées uniquement sur un site de rencontres. Sont-elles représentatives de nos communautés? Et la sexualité humaine se divise-t-elle uniquement entre hétéros et homos, sur un mode binaire? Non, bien sûr. Et les traits faciaux que la machine analyse révèlent-ils l'attirance sensuelle et spirituelle d'un mec envers un autre mec, ou des pratiques sexuelles entre gars, jusqu'à celles qui sont courantes dans les prisons, l'armée, la marine, certains types de sports et d'autres lieux où les hommes se retrouvent entre eux.
Un autre sujet de préoccupation grave est celui de l'utilisation de ce programme de détection. Qui l'achètera? Ceux qui sont obsédés, pour une raison ou l'autre, par le thème de l'homosexualité. En premier: les créateurs de ce programme qui prétendent apporter une preuve supplémentaire que notre orientation est innée. What else? Depuis le 19e siècle, des "chercheurs" nous diagnostiquent, nous classent parmi les cas pathologiques et fournissent des justifications à tous ceux qui veulent nous "guérir", nous lobotomiser, nous enfermer, nous exterminer. En 1973, l'Association psychiatrique américaine nous a déclassés de la catégorie Maladies mentales vers celle des Troubles de l'orientation sexuelle -- qu'elle a abandonnée en 1987. Quant à l'Organisation mondiale de la santé, elle a attendu 1992 pour déclarer officiellement que nous n'étions plus des fous (mais éventuellement des folles!).
Sauf que ce message n'est pas parvenu juqu'aux Églises et aux autres religions, ni jusqu'aux pays (semi-)dictatoriaux d'Europe de l'Est, d'Afrique et d'Asie qui continuent à persécuter, torturer et tuer leurs concitoyens LGBT. C'est ainsi que le programme des "chercheurs" de Stanford trouvera une nombreuse clientèle dès qu'il sera commercialisé. Le Vatican sera-t-il le premier à l'acheter? Pas sûr. Cela risquerait de le priver de 30 à 40% de ses forces vives, alors qu'il a tant de peine à recruter. Lorsque l'application mobile sera disponible, elle sera utilisée par les parents, les fiancées, les chefs d'entreprise, ainsi que les partis politiques extrémistes.
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J'exhorte les jeunes que je rencontre, hétéros et homos, ceux que l'avenir de la planète préoccupe, à s'engager en politique -- même et surtout la politique locale -- pour infléchir l'avenir dans la direction qu'ils souhaitent. Ou à militer activement en faveur d'une cause qui leur tient à coeur. Les technologies de l'analyse et de la reconnaissance faciales (psychometric profiling) auxquelles les gars de Stanford se sont exercés nous annoncent un avenir de surveillance généralisée, conjointement avec les informations que collectent Facebook, Google et compagnie. Chaque aspect de notre vie personnelle sera touché. Ceux qui achèteront ces données -- ou les voleront - sauront quelle maladie grave vous pourriez contracter; quel est votre état mental présentement; si vous êtes susceptible de commettre l'adultère, ou un crime, sinon un attentat; quelles sont vos opinions politiques, comment on peut vous influencer -- ce qu'ont déjà utilisé les promoteurs du Brexit et les partisans de Donald Trump.
Et ce sont des machines qui les informeront, avec tous les risques de fausse interprétation que cela comporte. On appelle ce domaine l'intelligence artificielle, terme transféré en direct de l'anglais. Or, dans cette langue le mot intelligence comprend deux sens, celui que nous lui donnons en français et celui de service de renseignements. À méditer! N'avoir rien à cacher présentement n'est pas une raison d'accepter la surveillance de masse.
André