Lorsque, jeune homme, j'étudiais la linguistique descriptive,
l'ethnologie et l'histoire des religions, je n'imaginais pas que ma vie
ultérieure se déploierait dans la sphère journalistique et dans
l'engagement de militant gay. Ni que je voyagerais à travers cinq
continents, notamment en tant qu'
escort, traduisez "accompagnateur de
touristes américains". Que j'expérimenterais plusieurs sortes de
massages, tantriques ou pas, néanmoins tous nus. Ou que je participerais à
des rituels tribaux en dansant ou me faisant transpirer à en crever. Que
je me rendrais en train de la Suisse jusqu'à Hong-Kong et retour; que
je voyagerais d'une côte à l'autre des USA. Que je tiendrais ma
promesse de visiter Tombouctou et d'enquêter à Zanzibar en période de
crise, avant l'âge de trente ans.
La semaine dernière, j'ai décrit ici comment un voyage chamanique
m'avait aidé à éprouver -- dans mes tripes et mon cœur -- ce que mon
père avait ressenti en découvrant les cadavres de son épouse et de leurs
deux enfants gazés: toute sa famille décimée... Jusque-là, j'avais
considéré ce drame de l'extérieur, avec beaucoup de sympathie. Or j'ai
pu mieux relier sa tragédie avec ce que j'ai éprouvé plus tard à la mort des mecs
que j'ai le plus aimés et des gars que j'ai accompagnés dans leur sida
foudroyant. Mais la transe chamanique n'est pas réservée aux
tragédies ! Elle permet aussi de décrypter des expériences étonnantes,
voire bandantes comme est-ce que c'est le début de...
À travers les âges, avant l'invention des religions actuelles, les
homosexuel/le/s étaient considérés par les peuples premiers comme des humains aux deux esprits
(les two spirits des Indiens d'Amérique), destinés à exercer des
fonctions cérémonielles, sociales, de guérison mentale et physique,
voire de direction militaire. Nous étions chargés de ramener la paix
entre les clans opposés puisque nous étions munis, pensait-on,
d'aptitudes féminines et viriles. Aujourd'hui, nous luttons contre
l'ignorance qui est le fondement de l'homophobie. Et contre la colère,
le besoin de vengeance de ceux qui envient notre indépendance sexuelle
et religieuse. Car les plus libérés parmi nous embrassent la vie comme
une célébration.
Dans mes deux textes sur le chamanisme, j'opère une rencontre avec la
Bible pour ouvrir l'esprit des fondamentalistes. La semaine
dernière, c'était par rapport à la marche sur le feu. Ici, il s'agit de
la rencontre de Jacob avec l'Ange (Dieu ?) dans Genèse 32:23-33. Cette
nuit, Jacob prit ses deux femmes, ses deux servantes, ses onze enfants
et passa le gué du Yabboq. Puis il resta seul. Et quelqu'un lutta avec
lui jusqu'au lever de l'aurore. Il le frappa à l'embouchure de la cuisse
et la hanche de Jacob se disloqua. Jacob lui dit: "Je ne te lâcherai
pas que tu ne m'aies béni." L'inconnu lui demanda: "Quel est ton nom ?"
"Jacob." L'inconnu reprit: "On ne t'appellera plus Jacob, mais Israël,
car tu as été fort contre Elohim (Dieu) et contre les humains." Jacob
nomma ce lieu Penuel car, dit-il, "j'ai vu Dieu face à face et j'ai eu
la vie sauve." Aujourd'hui, on ne rencontre plus "Dieu" mais des
entités mieux définies, parce que l'univers s'est ouvert aux conquêtes
spatiales. Et les chamanes n'ont pas besoin d'implants dans leur cerveau
pour voyager.
Jusqu'à ma retraite, je n'ai jamais songé à la médiumnité ni au
chamanisme. Je n'y croyais pas. Chaque étape de ma carrière a succédé à
la précédente sans que je ne l'aie prévu. Plus tard j'ai compris le
fonctionnement de la synchronicité développé par le psychiatre Carl
Gustav Jung. Cette synchronicité est la manifestation coïncidente de
deux éventualités qui ne semblent pas devoir s'associer, mais prennent
du sens pour l'individu qui les perçoit. Exemple: durant mes vacances
d'étudiant, mon père m'a conseillé de trouver un job pour me faire un
peu de fric. J'ai trouvé une annonce de stagiaire. On m'a engagé et
c'est ainsi que je me suis formé au journalisme, profession que je
n'avais jamais considérée.
À partir des années 1980, j'ai suivi de nombreux stages proposés par des
gourous et des maîtres à penser. Les réseaux sociaux n'existaient pas,
il fallait se déplacer d'un pays à l'autre. J'ai appris à méditer durant
quatre jours sans prononcer un seul mot -- un supplice. À entrer en
action, les yeux bandés, au milieu d'une trentaine de femmes et d'hommes
à poil. À jeûner, méditer, étudier et marcher durant une semaine. À
apprendre le massage du corps entier pendant une semaine, en accordant
deux heures à chaque étape, ce qui faisait fuir, à la fin, celles et
ceux qui craignaient de réagir trop fortement à la dernière étape... La
première m'a le plus impressionné: je n'imaginais pas tout ce qu'on peut
ressentir en massant un pied, ou en étant massé.
Après l'assassinat de mon copain, je suis devenu accroc à la violence de la boxe que
je détestais. J'ai essayé d'en parler avec un psy. Autant s'adresser à
un tas de cailloux. J'ai trouvé un stage d'Allemands gays qui étudiaient
le tantrisme hindouiste (5000 ans avant notre ère) visant à unir
l'esprit et le corps à l'énergie sexuelle. Durant la journée consacrée
au SM je me suis découvert plutôt sado, alors que je m'imaginais maso, en
tant que pédé. J'ai poursuivi ma quête lors d'une résidence de quinze
jours en Pologne, sous la direction d'un chorégraphe allemand. Des
participant/e/s majoritairement hétéros, très axé/e/s sexuellement, avec
ce que cela implique de problèmes. Mais des exercices proches du yoga
ou de l'escrime qui m'ont développé. Non je ne suis ni S ni M, bien au
contraire... Mais c'était intéressant d'observer ces personnes et de me
lier d'amitié (sans plus) avec un artiste du bondage.
André
P.S. Je reviendrai sur le chamanisme dans un article prochain.