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Jongler avec parfums et couleurs, pas avec la vie. |
Après avoir alerté l'Allemagne et l'Espagne, puis tout le continent jusqu'à la Russie, le concombre a montré du doigt la petite graine. Des morts, beaucoup de diarrhées et des chiffres d'affaires en plongée. La bactérie a provoqué une épidémie de panique qui n'est pas prête de se calmer. On ne va pas parler ici du danger à insérer un concombre, dans la partie charnue de votre anatomie, sans l'avoir préalablement lavé. Et pourtant... Mais du concombre extensible dont le fluide donne la vie; et peut aussi véhiculer un virus.
C'était il y a trente ans, le 5 juin 1981 -- je m'en souviens car à l'époque j'étais chroniqueur dans un mensuel gay. Le Centre de contrôle américain des maladies publie dans son rapport hebdomadaire que des médecins ont diagnostiqué une pneumonie rare (elle ne frappait jusqu'alors que des sujets fortement immunodéprimés) chez cinq jeunes hommes, à New York et San Francisco... D'autres cas de plus en plus nombreux apparaissent les mois suivants: même symptôme accompagné d'autres maladies, comme le sarcome de Kaposi (cancer de la peau, taches foncées). Il a fallu un certain temps pour démêler l'écheveau et constater le point commun entre les malades: ils avaient eu des relations homosexuelles dans l'année précédente. On parle alors de "cancer gay" et l'information se répand comme une épidémie dans la presse, accompagnée de photos alarmistes: mecs squelettiques couverts de tâches brunes, ambulanciers protégés par des tenues de travail similaires à celles qu'on revêt dans le nucléaire.
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Jamais sans chaussette capote. |
Le premier acronyme qu'on attache à la maladie est GRID (Gay-Related Immune Deficiency) et nous, les gays, nous nous demandons si tout le travail effectué durant la décennie précédente, pour nous présenter sous un autre éclairage que celui de pervers et de porteurs d'une maladie mentale, va être balayé par le "cancer gay". En France, par exemple, la discrimination pénale vient à peine d'être levée. Et l'OMS ne biffera l'homosexualité de sa liste des maladies qu'en 1990!
Scènes de la vie quotidienne, à l'époque. Dans les milieux bourgeois où l'on invite à dîner, la place des homosexuels autour de la table, si on les invite encore (ils sont tellement drôles, et on peut les mettre en paire avec une célibataire ou une divorcée), est marquée par des couverts en carton ou en plastique jetables. Mes copines ne me font plus de bisou parce qu'elles savent que je rends visite à un malade et l'aide dans ses soins. Les familles dont un membre a contracté le sida à cause de transfusions sanguines sont également mise à l'écart. Cela va jusqu'à incendier leur maison pour qu'elles déménagent -- aux États-Unis, bien sûr. Et les plaisanteries fusent, par exemple celle-ci, propagée par l'hebdomadaire
Time. "Maman, dit le jeune-homme, j'ai deux nouvelles à t'annoncer, une mauvaise et une bonne." "D'abord la mauvaise, puis l'autre," répond la mère. "Maman, je suis homosexuel. Et puis j'ai le sida."
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Earle Jay Goodman: Magick: Victory, huile. |
Mais le sida a (un peu) changé le monde. 1) Le monde médical, qui a dû accepter l'ingérence des malades et de leurs soutiens gays sur tout ce qui concernait cette maladie. (Les cancéreux jusque-là étaient restés bien obéissants et humbles devant Leurs Excellences les Médecins et les Pharmas.) 2) De nombreux gays en (encore) bonne santé ont découvert dans la communauté et en eux des capacités de solidarité et de combativité qu'ils méconnaissaient. 3) Beaucoup d'hétéros les ont rejoints, les femmes d'abord, puis des hommes; ils reconnaissaient qu'il s'agit d'une maladie et non d'une malédiction divine. 4) Enfin, beaucoup plus tard malheureusement, s'est créé un lien de solidarité entre pays du Nord et du Sud, ce qui ne s'était jamais produit à cette échelle pour aucune autre maladie.
Tout de même, les gars, lorsque vous sortez votre concombre du slip, couvrez-le; à moins que ce soit pour pisser ou faire un bébé!
André